Texte d’Elisa Rigoulet, 2014, in Diplômés 2013, Beaux-Arts de Paris éditions, page 180

« Je cherche à faire un pas de plus vers la source de l’effroi que les hommes ressentent quand ils songent à ce qu’ils furent avant que leur corps projette une ombre dans ce monde. »

Pascal Quignard.

Plongés dans une sorte de « nuit intérieure », les personnages d’Anaïs Ysebaert évoluent et se meuvent, circonscrivant un territoire.

Animaux hybrides, monstres joyeux, ces corps dont la chair transparente laisse entrevoir la sève, se livrent à des rituels ésotériques.

Ré-investissant un état premier, ils se dessinent, sortes de craquelures que l’encre dilue, de crevasses dans le papier, et explorent les limites de ce qui nous fait être.

Au sein de cette matrice, ces minuscules semblent pourtant orchestrer des puissances monumentales et investissent ces espaces interstitiels à mi-chemin entre le vivant et le mort, le masculin et le féminin, le fantôme et l’incarné.

Leurs rondes dansantes célèbrent l’état transitoire de l’initiation, du passage. Toujours au bord de la disparition, ce bestiaire transgressif s’engage dans une sorte d’obscurité astrale où s’efface petit à petit tout ce que nous pensons pouvoir anticiper. Dans leurs corps dédoublés, somme d’états flottants, ces spectres se tiennent au seuil de la faillite de la chair et du sang.
Entre tentation et passion, ces affamés cherchent à se libérer de leur propres enveloppe, rencontrer leur alter ego et tenter peut-être de le dévorer.


Texte de Philippe Cognée, artiste, à l’occasion de l’exposition personnelle La Nuit Intérieure à l’Inlassable Galerie, 2013

Au milieu d’une forêt sans nom, par une nuit d’une densité inquiétante, un étrange ballet de créatures macabres se déchaîne joyeusement. Qui sont ces êtres venus d’un outre-monde ?

Ils ne sont pas inquiétants, ils dansent au milieu d’une pluie de sang, sur un sol où l’herbe ressemble à un parterre de couteaux ensanglantés et pourtant ne semblent aucunement affectés par une douleur quelconque… Ils nous disent « nous ne craignons plus rien, nous n’avons pas peur, nous sommes déjà morts, tout, absolument tout nous amuse, vive la mort ». Leurs os blancs, leurs chairs transparentes donnent à cet univers une légèreté apaisante et la délicatesse du graphisme ne fait que renforcer cette impression. Le choix varié des techniques, découpage, lavis, papiers brûlés et le jeu maîtrisé des échelles donnent à l’ensemble force et cohérence. Nous sommes irrésistiblement et joyeusement entraînés dans cette danse macabre.


Texte d’Agathe le Taillandier, journaliste, professeure de français et dramaturge, à l’occasion de l’exposition personnelle La Nuit Intérieure à l’Inlassable Galerie, 2013

« La mort, je ne la crains pas, je converse avec elle »
Anaïs Ysebaert (Août 2013)

Squelettes riants.

Forêts dansantes.

Racines en vie.

Corps en mouvements.

Danse en transe.

Pas d’oraison funèbre chez Anaïs Ysebaert, et pourtant comment ne pas entendre à travers ses oeuvres, le chuchotement d’un autre monde, celui d’un espace invisible, d’un au-delà du vivant. Un ailleurs fantasmé dont la naissance se niche dans l’obscurité de ses toiles mystérieuses. Je n’ai pu percer le secret de ce monde, je ne pourrais le nommer. En équilibre entre la terre et le ciel, entre le monde humain et végétal, j’y ressens une douceur profonde et lumineuse. Les corps chez Anaïs Ysebaert sont des cadavres à la carcasse en vie. Leur bouche béante rit de la finitude et leur silhouette fine et arrondie semble danser éternellement. Parfois même s’envoler. Vision drolatique de la mort : si la peau disparaît, le corps lui, n’a jamais été aussi vivant qu’en cet instant. Il se déploie dans sa bulle aux contours nettement dessinés. Il se love dans sa maison d’un retour au pays natal, « nuit utérine » rassurante et protectrice, espace matriciel de la naissance. Mouvement d’une boucle pour toujours enveloppante : c’est dans le passage du seuil du royaume d’Hadès que la vie resurgit et explose.

C’est d’ailleurs sur des papiers brûlés qu’Anaïs aime dessiner. Une matière scarifiée au hasard du mouvement de la brûlure. Et de ces toiles accidentées, naît le geste artistique, le motif, l’œuvre. La vie du dessin a pris alors le pas sur la mort de l’égratignure.

Ses personnages, vieillards asexués, visages sans bustes ou sans âges creusent leur sillon dans la terre ou dans des forêts. Forêts aux fougères piquantes, troncs pliés et repliés, sol noir à la lumière douce de la nuit. Ce décor devient sous mes yeux le grain d’une peau humaine, traversée par mille artères et autres veines sinueuses. C’est un corps ramifié et donc en vie. L’homme et cette nature imaginaire se regardent en miroir. L’œil est affûté. Obsession d’une origine se transformant soudain en un espace souterrain et nocturne… Ces silhouettes hybrides m’observent maintenant. Elles ne sont pas seules, bien au contraire. Au-delà de sa frontière, le corps approche sans cesse celui de l’autre, les mains se touchent, parfois se guident l’une l’autre. Les figures d’Anaïs Ysebaert ont conquis la « maison natale », celle où la vie et la mort se mêlent dans un rire dansant. Habitant l’invisible, ces êtres peuvent communiquer avec les animaux et toutes ces bêtes grouillantes qu’Anaïs Ysebaert aime tant représenter. Nous sommes entre chien et loup. Non pas un soir de pleine lune mais à la lueur des étoiles. Et en tendant l’oreille, j’entends ces êtres palpiter et dialoguer. À la lisière de deux mondes, ils gesticulent. Dans l’ombre, leur éclat de rire résonne et met la mort pour toujours en mouvement.